C'est bientôt le printemps. Cela m'a donné des idées végétales.
Cette nouvelle est publiée selon la licence CC BY-SA 4.0. Une copie de la licence est disponible ici. La photo provient de : KINOUK, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons
La fin de l’hiver.
Le soleil du printemps clamait son ardeur face à la neige de l’hiver. La fonte ruisselait de plus en plus vite, formant rapidement un petit torrent le long de la paroi rocheuse. La forêt, en contrebas, lançait ses rameaux nus à l’assaut du ciel, et la sève recommençait à s’écouler.
Soudain, un craquement sinistre envahit la forêt, couvrant le bruit sourd du vent dans les branches ou celui cristallin des gouttes qui s’écrasaient au sol. Le rocher tombait, il s’était détaché de la falaise, sûrement déséquilibré par la glace de l’hiver et libéré par la chaleur timide. Il roula un moment, broyant tout sur son passage, les buissons, les arbustes. Il était trop tôt pour les premières fleurs, mais les bulbes furent néanmoins frappés, détruisant les pousses naissantes qui s’étaient endormies à l’automne.
Finalement il s’arrêta en cognant sur un vieux chêne, si vieux, si gros, qu’il n’ébranla qu’à peine son tronc majestueux.
Le printemps.
Eiche réfléchissait. Comme toujours en cette fin de saison fulgurante, elle tentait de reprendre ses repaires, d’observer ce qu’elle n’était pas parvenue à suivre. Elle percevait son corps tout entier se préparer à la période lente ou elle pourrait enfin reconstituer ses réserves, et grandir encore un peu.
« Franchement, ça ne me sert plus à grand-chose de gagner quelques mètres carrés, mais c’est si bon de sentir Ra me nourrir. »
C’est alors qu’elle nota une blessure qu’elle ne se connaissait pas. En son milieu, là où son moi sous-terrain rencontrait son moi aérien, sa peau avait été écrasée, déchiquetée même à certains endroits. Elle tenta d’y accorder un peu plus de réflexion, mais le clignotement incessant de la lumière l’en empêchait. Les jours se succédaient encore à une vitesse effrénée, entravant tout sens de continuité. À peine un questionnement se formait-il que la nuit reprenait ses droits, lui faisant oublier toute pensée critique. Force était de constater qu’elle ne parvenait toujours pas à faire grand-chose d’autre que de se préparer pour la grande saison.
Elle abandonna son idée et se concentra à transporter tout ce dont son organisme avait besoin pour se sentir fin prête le plus tôt possible. Elle laissait ses réflexes prendre le dessus. « La nature est bien faite. Notre corps sait ce qui est bon pour lui. »
***
La saison avançait. Les journées s’allongeaient et les rayons du soleil apportaient chaque instant un peu plus de force à la forêt qui s’épanouissait. Les arbres s’étaient recouverts de feuilles aux multiples nuances de vert. Au sol, les buissons aussi regagnaient des couleurs et les herbes s’élançaient dans leur course éperdue vers la hauteur pour profiter de la force du soleil avant que la canopée ne finisse par plonger la futaie dans l’ombre.
Eiche avait repris ses activités sociales. Elle ne s’occupait plus exclusivement de sa renaissance, elle échangeait avec ses voisins et voisines. Ils se donnaient des nouvelles de la période fulgurante. Comme chaque année, quelques connaissances avaient disparu. Elles n’avaient pas réussi à sortir de leur torpeur quand le temps avait ralenti.
C’est au cours d’une telle discussion qu’elle signala à Ulme, une voisine, le rocher qui s’appuyait maintenant contre elle.
— Oh, ça doit venir de là. J’ai subi une blessure moi aussi pendant la saison fulgurante !
— Comment ça ?
— Tu sais, quand j’ai repris des forces j’ai observé une fuite de fluide…
— Je sais bien, mais pourquoi penses-tu que c’est lié, Ulme ?
— C’est un rocher, il vient bien de quelque part. Les objets tombent. Je suis plus haute que toi sur la colline. Il a pu tomber de là-haut, me frapper et aller jusqu’à toi.
— C’est intéressant comme hypothèse.
— Oui, et ça explique que je n’ai rien pour justifier de ma blessure. Elle est là, mais je ne sais pas pourquoi. Tout va si vite pendant la saison fulgurante que le rocher peut être tombé sans qu’on ne le voie.
Les semaines qui suivirent furent particulièrement agréables pour Eiche. Elle arrivait au sommet de sa taille et commençait à produire ses glands. C’était toujours une fête que de sentir la vie se propager en potentialité.
Pourtant, contrairement aux années précédentes, elle ne parvenait pas à en profiter pleinement. L’origine du rocher qui s’appuyait sur son tronc lui pesait, et confusément l’avenir lui paraissait plus sombre. Utilisant aussi bien les phéromones aériennes que la communication avec l’aide du réseau mycorhizaire, elle projeta sa question aux alentours, identifiant rapidement que l’hypothèse de sa voisine semblait se confirmer.
Certains champignons signalaient la disparition de leur arbuste partenaire, une trainée de buissons souffraient encore, alors qu’au contraire les herbes profitaient de l’aubaine que représentait la raréfaction de la concurrence. À force d’efforts, Eiche parvint à former une carte assez précise du trajet du rocher.
Elle exposa ses résultats à la commission des sages, assez satisfaites d’elle-même. Un travail remarquable, si tôt dans l’année. Pourtant elle restait inquiète. Si un autre rocher venait à s’effondrer, aurait-elle autant de chance cette fois-ci ?
L’été.
L’orage avait éclaté en fin d’après-midi. C’était une belle journée, lente, productive. Le vent, d’abord, s’était levé et avait secoué la forêt, arrachant des feuilles et les branches les plus fragiles.
Eiche avait employé toutes ses forces pour tenter d’en découvrir plus. Elle imaginait déjà des torrents se former sur la paroi rocheuse, délogeant des petits cailloux, puis de plus gros, créant finalement une vague de boues que même son tronc puissant ne saurait supporter. À ces pieds, les jonquilles se tordaient en tous sens alors qu’il ne pleuvait pas encore. Elle satura le réseau mycorhizaire de ses craintes et demanda à chacun de l’informer de la situation.
Dans sa panique, elle n’avait même pas orienté sa requête. Doucement, un cercle s’écartait d’elle tandis que les premiers messages en retours lui parvenaient. Tous n’étaient pas tendres.
— Une vieillarde qui s’inquiète, riaient de jeunes arbres.
— Si gros et si peureux, se moquaient les ronciers.
— Fais ton boulot. Tu nous prends la lumière, tu peux bien nous protéger du vent, rétorquaient les fraisiers et les violettes.
Pourtant, les arbres matures restaient plus conciliants et lui répondaient plus librement, d’autant qu’avec sa publication du printemps Eiche s’était constitué une troupe de supporters. Apporter une analyse documentée d’un évènement était une approche nouvelle qui méritait de s’y intéresser.
C’est ainsi qu’elle découvrit que les arbres à proximité de la pluie réagissaient moins vite. Le temps s’accélérait à l’approche de la pluie. Ils disposaient de moins de cycles de pensées pour répondre. Peu après, alors que les premières gouttes s’écrasaient sur ses feuilles, elle remarqua que la course du soleil qu’elle distinguait au loin s’accélérait.
— Regardez, s’écria-t-elle ! C’est fascinant de voir la course du temps changer devant nous.
***
L’été se poursuivait. D’autres épisodes climatiques brutaux s’étaient succédé, et à chaque fois Eiche avait noté le même phénomène. L’écoulement du temps était devenu une obsession. Chaque soir, elle observait Ra se coucher et tomber de plus en plus vite à mesure qu’il s’approchait de l’horizon. Chaque matin, elle le regardait au contraire ralentir alors qu’il s’élevait.
Il avait plu la veille et un léger brouillard enserrait la forêt. Le soleil montait rapidement ce matin. Puis, presque instantanément, dès que la brume disparut, il modéra sa course, reprenant sa vitesse des jours précédents. Et Eiche s’interrogea.
« D’habitude, le changement est régulier. Pourquoi ne l’était-il pas aujourd’hui ? »
Elle en parla à Ulme qui avait souvent des idées à proposer, mais celle-ci se faisait plus distante ces derniers temps.
— Ra décide, il n’y a pas à se poser plus de questions. Concentre toi plutôt à faire grossir tes glands.
— Bien sûr, ça fait bientôt deux cents ans que je fais des glands. Je sais comment faire. J’ai du temps pour penser à d’autres choses.
— C’est bien ça le problème. Tu poses plein de questions à tout le monde. On doit honorer Ra en se développant. C’est le plus important.
— Bien sûr, bien sûr Ulme. Surtout que tu es encore jeune. À mon âge, on voit les choses avec plus de distance. Mais je ne t’embêterai plus.
Pourtant, Eiche continua ses observations, et demandait même régulièrement la confirmation d’Ulme sur un point ou un autre. Elle lui réclamait en particulier de mesurer l’angle d’élévation de Ra à différent moment de la journée, ainsi que la vitesse angulaire. Tout ceci restait en relation avec Ra, aussi s’exécutait-elle sans discuter. Elle partageait largement les résultats avec toutes les plantes alentour, la plupart s’en désintéressant notablement, mais certaines, plus religieuses que les autres, appréciaient le travail réalisé par ces deux géantes de la forêt.
L’automne.
C’est au début de l’automne qu’Eiche requit une audience auprès des sages. Les périodes de soleil raccourcissaient, le temps passait de plus en plus vite. Elle savait qu’elle devait jouir de suffisamment de cycle de pensées pour s’exprimer correctement, et la saison avançant, elle n’en disposait plus d’autant.
Le moment prévu pour la réunion coïncida avec une superbe journée d’arrière-saison. Son intervention du printemps restait dans toutes les mémoires, aussi obtint-elle une forte audience dès le début de son exposé.
— Arbres, herbes, buissons et toutes les plantes, je me présente aujourd’hui devant vous pour vous faire par de mes recherches scientifiques de l’année. La chute du rocher pendant la saison fulgurante de l’année dernière a clairement joué un rôle dans mes explorations, mais la découverte que cela entraine est bien plus fondamentale que la protection contre la chute des pierres. Elle concerne le temps lui-même.
Un léger bruissement chimique parcouru l’assemblée. Les réseaux racinaires interdépendants se lièrent encore un peu plus.
— Nous connaissons tous le déroulement des saisons. À la saison fulgurante, où le temps passe trop vite pour que nous fassions quoi que ce soit, succède la saison du ralentissement, où petit à petit le temps ralentit, nous donnant le temps de grandir, de nous abreuver à l’énergie de Ra pour nous développer. Vient alors la saison du temps lent, celui où nous pouvons croitre, où Ra nous accorde le temps de projets à plus long terme comme le don de la reproduction, ou pour les plus anciens d’entre nous, celui de la réflexion. Enfin, le temps accélère de nouveau et chaque jour ne nous permet plus que de nous préparer à la saison fulgurante à venir, ou comme aujourd’hui, à échanger tous ensemble nos découvertes pour que la forêt devienne encore plus forte.
— Au fait, criaient les plus impétueux, tandis que les quelques herbes qui avaient rejoint l’assemblée s’avisaient du cycle qui les attendait.
— J’y viens. Comme je vous le disais, je me suis intéressé au temps, et donc au changement, et plus précisément aux vitesses. Le changement divisé par le temps est égal à la vitesse.
Dans la forêt, il n’y avait qu’une très légère brise, tout juste créée par le soleil qui chauffait la paroi de la falaise. Mais celui-ci resterait suffisamment bas sur l’horizon pour ne pas générer les fortes rafales du milieu de l’été.
— J’ai commencé par observer Ra. J’ai remarqué deux choses qui m’ont troublée. L’une, connue de longue date, est que l’apogée de notre dieu dans le ciel évolue au cours des saisons. L’angle d’élévation est le plus faible au début et à la fin de la saison fulgurante, alors qu’il est le plus grand au début de la saison du temps lent. Cette corrélation entre l’angle d’élévation et l’écoulement du temps m’a interrogé et cela a conforté mon intérêt pour la vitesse. L’écoulement du temps est une vitesse en soi.
Eiche ménagea une pause pour que chacun puisse intégrer les notions qu’elle venait de communiquer et qu’ils puissent rechercher dans leurs mémoires les références à l’évolution des saisons en lien avec l’angle de Ra.
— J’ai dès lors développé un outil de mesure adéquat, sous forme d’une boule de feuille parfaitement régulière à mon sommet. Ceci me permet de mesurer avec précision la position de Ra dans le ciel à chaque instant.
Elle transmit alors un plan de l’instrument qu’elle avait créé. Des buissons protestataires expliquèrent qu’ils ne pourraient jamais vérifier ses dires puisqu’ils se retrouvaient bien souvent à l’ombre des grands arbres.
— Grâce à cet outil, j’ai pu mesurer le changement de vitesse angulaire de Ra dans le ciel, ou, dis autrement, la vitesse à laquelle il se déplace dans le ciel au cours de la journée. Les résultats sont sans appel. Le soir et le matin, Ra se meut plus vite que dans le cœur de la journée. En fait, la vitesse de déplacement semble inversement proportionnelle au sinus de l’angle d’élévation.
L’excitation était à son comble. Eiche proposait une découverte sur leur dieu. Déjà, les plus religieux s’interrogeaient sur les implications et comment le culte devrait être adapté en conséquence. Cela promettait de nombreuses heures de discussions et de controverses.
— Cette découverte est en soi étonnante. En effet, pourquoi Ra modifierait-il sa vitesse ? Il est toujours difficile de changer. Quel intérêt y aurait-il pour Ra de changer sa vitesse au cours de la journée et au cours des saisons ? Cela me paraissait incompréhensible et j’ai donc poursuivi mes recherches.
La forêt bruissait de commentaires. Certains mettaient en avant la découverte sur l’évolution de Ra, quand d’autres étaient choqués qu’on puisse contester à Ra sa toute-puissance, et donc sa capacité à changer sa vitesse comme bon lui semblait.
— Un jour d’orage, continuait Eiche sans écouter l’audience qui s’agitait, j’ai remarqué que le temps ne passait pas à la même vitesse dans toute la forêt. Dans la zone soumise la première à la pluie et à l’ombre des nuages, le temps semblait s’écouler plus vite puisque mes contacts ne disposaient plus d’autant de cycles de pensées pour me répondre. Ils étaient en retard. Pourtant, quand l’orage nous à tous recouverts, nous avons tous retrouvé un temps uniforme. Ceci m’a de nouveau interrogé et dans les semaines qui ont suivie, j’ai étudié les goutes qui ruisselaient sur mes feuilles. La conclusion est évidente : La vitesse de la chute des goutes est inversement proportionnelle au sinus de l’angle d’élévation de Ra.
— Et alors ! Pourquoi nous parler de la pluie alors que cela concerne Ra ?
— L’eau est une substance utile, nécessaire même, mais c’est une substance morte. Nous ne l’avons jamais entendu communiquer avec nous dans le système mycorhizaire. Elle est là, mais elle est passive, tout juste bonne à se faire utiliser pour notre croissance. Pourquoi devrait-elle être influencée par Ra ? Pourquoi devrait-elle tomber à une vitesse différente en fonction de la saison ou de la hauteur de Ra dans le ciel ? Ce n’est qu’une chose, comme un caillou, elle devrait tomber à vitesse constante. Pourtant ce n’est pas ce que nous percevons.
Une part importante de l’audience s’était maintenant détournée de l’exposé qui devenait trop technique ou ambigu pour la plupart des plantes. Seuls les arbres les plus vieux disposaient de l’expérience indispensable à corroborer les dires d’Eiche. Malgré le faible nombre de participants restant, un malaise s’installait.
— En résumé, tout changement nécessite un effort, comme nous devons en faire pour faire croitre nos branches, au cours de la journée, le temps s’écoule proportionnellement à l’inverse du sinus de l’angle d’élévation, et la vitesse de ruissellement de l’eau sur les feuilles suit la même règle mathématique. Ma conclusion est donc la suivante : nous sommes trompés par nos sens. Le temps est constant. Ce n’est que nos sens qui ne le sont pas. Ils travaillent plus vite quand nous sommes plus éclairés par Ra, ce qui nous donne l’impression que tout ralentit autour de nous !
Ce fut une éruption dans la forêt. Elle remettait en cause la fluidité du temps ! Qu’en était-il de la première prière à Ra : « Apporte-nous le temps de la croissance. » Ra était à l’origine de toute chose, Ra était à l’origine du temps. Les végétaux ne pouvaient connaitre toutes les volontés de Ra. Ils devaient s’y soumettre. Et si Ra souhaitait faire varier le temps pour une raison que lui seul connaissait, il n’était pas question de le remettre en cause. Aussi la fin les quelques dernières phrases de Elm furent oubliées.
— J'ai ainsi pu définir une échelle dite de FROID (Fonction de Réaction Organique Indépendante de la Durée) permettant de déterminer le paramètre semblant influer sur l'écoulement du temps, alors que c'est notre fonctionnement, notre perception qui est altérée par ce paramètre.
Le temps des feuilles.
Depuis ces dernières semaines, la tension n’était pas retombée. Eiche se trouvait au centre d’une cabale systématique. Les plus religieux l’avaient désignée comme hérétique puisqu’elle réfutait le pouvoir de Ra sur le temps. Au début, seuls les vieux arbres avaient participé à ce mouvement, d’autant que la saison ne se prêtait plus aux grandes discussions. Mais les jours passants, les plus petites plantes avaient rejoint le consensus et clamaient, si on le leur demandait, que les idées d’Eiche n’étaient qu’un ramassis de bêtises qui ne les intéressaient pas. Seule la soumission à Ra était importante.
Eiche s’en était initialement moquée. Elle avait soutenu son point de vue, partagé ses analyses et ses mesures, montré comment procéder aux mêmes expériences indépendamment. Mais, petit à petit, elle avait souffert de l’ostracisme jusqu’à ce que celui-ci devienne physique. Les champignons symbiotiques la quittaient pour rejoindre d’autres systèmes racinaires. Elle ne pourrait pas résister longtemps.
De toute façon, tout son corps le lui disait. Il était temps d’abandonner. Le moment l’exigeait. Il fallait laisser tomber ses feuilles en vue de la saison fulgurante. Elle ne pourrait plus réfléchir bien longtemps. Alors elle se rallia aux religieux et les remercia de lui avoir évité de se tromper sur le compte de Ra.
Alors que les frimas prenaient le dessus, Eiche eut une dernière pensée pour cette année : « Et pourtant, il est constant. »