Pour la première fois, je me suis essayé à autre chose qu'à la science-fiction. Je me suis amusé avec les clichés, tout en essayant de ne pas faire un texte qui en soit un lui même. Bonne lectrue.
Je n’aime pas les maths. Enfant, mon instit, madame Loezle m’a tapé sur les doigts jusqu’à ce que la table des 7 « me rentre dans le crâne, » comme elle disait. Pourtant, j’ai appris qu’ils pouvaient m’être profitables. En fait, elle serait surprise, si elle vivait encore, de combien je les utilise. Un tragique accident de la route. Un chauffard qu’on n’a jamais identifié lui a coupé la route en entrée de virage. Les traces de freinage retrouvé sur place ne laissent aucun doute. Elle a dérapé et basculé dans le ravin. Je soupçonne le journaliste qui a produit sa nécro dans le journal local, d’avoir été aussi un de ses anciens élèves. Il a écrit, je cite : « Les chiffres ne mentent pas. Une fois qu’elle a perdu le contrôle de son véhicule, la chute et le décès devenaient inéluctables. » Je l’avoue, ce n’est pas qu’une supposition. J’ai vérifié. Elle l’a martyrisé sur l’orthographe également.
Je laisse souvent mon esprit vagabonder quand j’attends que les choses se mettent en place. Surtout à cette heure tardive. Je dispose de quelques équipes qui me permettent de voir ce qui se passe sans devoir quitter mon domicile. On peut dire que je suis casanier. Ma maison est confortable et bien équipée. Pourquoi voudrais-je en sortir ? Il y a tant d’hostilité, de violence même, dehors. Les conducteurs sont un bon exemple de l’agressivité généralisé dont je me passe très bien. Et puis tout est loin d’être beau, alors que ma femme a un gout sûr. Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des graffiti magnifiques, mais la plupart ne sont guère plus que des coulures de peinture qui ne parlent pas en bien de leur exécuteur.
Sur les écrans qui me font face, les images commencent à arriver. J’ai affecté trois personnes à cette mission. Une sorte de hobby. Mes plus proches collaborateurs considèrent cela comme une perte de temps. Mais j’ai les moyens. Je compte beaucoup d’argent tous les jours. Alors je peux bien me permettre cette petite diversion. Madame Loezle aurait précisé : une simple soustraction.
A, B et C suivent une femme d’âge mure que je ne peux malheureusement pas nommer. Appelons la X en souvenir d’autres professeurs de mathématique. Elle marche entre les voitures, en direction de l’entrée du Hard Rock Stadium. L’air de Floride est encore poisseux malgré l’heure. Le soleil est couché, mais le bitume rayonne. X commence à transpirer maintenant qu’elle a quitté le confort de l’air climatisé de sa voiture de location. Des auréoles se dessinent sous ses bras et dans le bas du dos.
— A, veuilliez passer devant la cible pour changer d’angle de vue.
A ne répond pas, mais l’image montre qu’elle vient d’accélérer. Dans peu de temps, elle devra regarder par-dessus son épaule pour que je puisse voir X.
Ses cheveux bouclés commencent à se clairsemer. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Elle ne devient absolument pas chauve, mais l’exubérance de sa chevelure n’est plus que le témoignage d’un glorieux passé. Elle porte des lunettes rondes avec une monture rouge éclatant, probablement le seul signe extérieur indiquant son statut d’artiste. Pour le reste, sa tenue est totalement banale et mes “yeux” doivent travailler dur pour ne pas la perdre dans la foule. A, B et C sont des professionnels. C’est pour ça que je les ai embauchés.
Ils sont tous équipés de microcaméra connectée à leur téléphone qui retransmet en direct tout ce qu’ils voient. Qui utilise des Google glass, qui une caméra dissimulée dans une pince à cheveux, et enfin un dans le bouton de son polo. Conserver le cadre alors que les deux derniers ne distinguent pas l’image nécessite une réelle expérience, mais le risque résultant de se faire remarquer devient beaucoup plus faible.
La première difficulté consiste toujours à passer les contrôles de sécurité, mais ils s’en sont tiré tous les trois sans encombre. Ensuite, il suffit de filocher la cible sans se laisser distancer. Une fois le concert commencé ça deviendra plus facile. Il n’y aura plus de raison de se déplacer et il leur sera aisé de justifier de rester à proximité de X. Vous ai-je dit que X se rendait au concert de Taylor Swift ? Par souci de précision, j’ajoute que nous sommes le 17 octobre 2026.
C’est fascinant de voir une foule attirée par une seule personne. Bien sûr il y a toute une équipe autour de Taylor. Une grosse équipe en fait. Mais officiellement, c’est la seule artiste de la troupe. Pourtant j’ai un doute. Comment quelqu’un peut-il créer autant de tubes ? Il y a le discours des maisons de disques qui parle du génie de leurs poulains, et ceux qui dénoncent l’industrie en soutenant que tout cela n’est que de la bouillie prémachée pour les masses, que ce n’est que le résultat d’algorithmes qui produisent ce que la moyenne veut entendre. Je dois dire que j’ai adhéré à cette seconde école pendant de nombreuses années. J’ai embauché des mathématiciens. Ils se sont penchés sur ce problème pendant des mois, mais ils n’ont pas réussi à trouver la clé. Ils m’avaient pourtant dit que ce n’était qu’une question de statistique et qu’avec suffisamment de puissance de calcul, ils pourraient le résoudre. Je doute qu’ils ne se servent aussi facilement de cet argument dans le futur. Je vous ai déjà dit que je n’aimais pas les maths ? Alors j’ai utilisé d’autres méthodes, celles que je connais mieux dans mon métier. On peut même dire que je suis un expert. Et c’est pour ça que ce soir je regarde X se rendre au concert.
Le son n’est pas très bon. C’est trop fort pour les petits micros dont mes « yeux » disposent. Et puis ils subissent les cris de leurs voisins. Mais ce n’est pas grave. De toute façon, je n’aime pas tout ce bruit. Chez moi, la seule musique autorisée est celle de la nature. Je peux écouter le chant du ressac pendant des heures. Ça m’aide à me concentrer. C’est un bruit blanc, qui démontre qu’il n’y a pas de dangers. C’est pour ça que les bébés s’endorment avec les bruits blancs, même s’ils sont forts. C’est la soudaineté, la différence qui peut représenter une menace. Des centaines de milliers d’années d’évolution pour apprendre ça, et certains vont au contraire écouter de la musique à toute heure. C’est un appel permanent à l’attention. Le cerveau ne peut pas se laisser aller. Il doit s’échiner pour s’assurer que rien de tout cela n’est dangereux. Comment peut-on espérer se concentrer sur un sujet sérieux alors qu’on détache une partie de ses capacités cognitives à un travail inutile ?
La foule autour de X chante les paroles, transformée par l’expérience. À croire qu’il y a un intérêt quelconque dans ce qui est dit, qu’il y a un message. Pour sa part, X s’en abstient, mais elle écoute. A a très bien atteint son objectif. Elle parvient à me fournir une bonne image de son visage, de face. Compte tenu de l’angle, je suppose que c’est « pince à cheveux » et qu’elle se tient juste un rang devant X. C me donne une vue latérale. J’y distingue la main de X battre le rythme.
La chanson vient de se terminer et une autre recommence. Mais la foule hésite. Les gens se questionnent interloqués, s’interrogeant mutuellement d’un simple regard, et confirment leur ignorance d’un haussement d’épaules. Pourtant, X pause déjà le rythme de sa main gauche. Ses voisins commencent, tâtonnant, eux aussi, à suivre le rythme. Mais cette fois-ci, ils ne chantent pas avec Taylor. Ça y est, c’est le refrain maintenant. Ils ont perdu le fil de la musique et ne bougent plus. Ils feront mieux la prochaine fois, dans quelques dizaines de secondes tout au plus. X maintient son tapotement. À la deuxième répétition, ils commencent à fredonner, indécis, mais X ne les accompagnent toujours pas. Mon cœur bat un peu plus vite. Elle connait ce morceau que les autres semblent ignorer.
Le reste ne me concerne plus. Je poursuis en donnant quelques instructions à mes « yeux », mais en réalité je m’en désintéresse. À la fin du concert, je signifie mes directives.
— Vous continuez la filature, mais vous n’avez plus besoin de me faire une retransmission. Vous me ferez votre rapport. A, tu restes en charge. C’est ta responsabilité de faire tourner tes équipes, mais je veux un rapport quotidien.
Les rapports s’étalent dans mes messages quotidiens, sans aucun intérêt, mais je ne peux m’empêcher de les regarder. Ils sont tellement insipides que s’ils découvraient une petite anecdote, la moindre once de nouveauté, mes « yeux » me réveilleraient en pleine nuit pour me le dire. Je m’attends presque à ce qu’ils finissent par me donner le menu de ce qu’elle mange, ou même qu’ils calculent les calories absorbées en déduisant les déchets des quantités achetées.
X est retournée à Montréal où elle réside habituellement. Mes pisteurs s’ennuient, aussi les photos qu’ils m’envoient ont acquis un caractère esthétique. C’est peut-être seulement la saison qui veut ça. Les feuilles des arbres jaunissent, rougissent. Le parc est magnifique, et comme elle habite une relativement grande demeure adossée à la colline, le feuillage des érables devient facilement visible.
J’ai tout de même eu un doute ce matin, alors j’ai vérifié. Il y a presque quatre mois, au démarrage de la surveillance, ils m’envoyaient plus de gros plans, où l’on distinguait tout juste la fenêtre de la maison. Maintenant, ils tendent à me faire parvenir des photos de X quand elle rentre ou sort de chez elle, englobant le pavillon tout entier ainsi que les arbres environnants. Je ne dis pas qu’ils s’en abstenaient avant ou qu’ils ne prennent plus que des plans larges. Mais j’ai fait les calculs. La proportion de plans d’ensemble a augmenté de 12 % depuis le début de l’été indien. J’ai même vérifié que l’écart était statistiquement significatif. Madame Loezle serait fière de moi, bien que ce ne soit pas elle qui m’ait appris ces outils. Elle mettrait tout de même en avant que cette rigueur vient des premiers enseignements. Elle a toujours tout ramené à elle !
Bon, il va quand même falloir que ça bouge bientôt. Ça commence à être couteux, même si la surveillance reste minimale, et si les équipes s’ennuient elles vont devenir laxistes. Pourtant, je suis curieux. À quoi peuvent bien ressembler cette maison et son environnement en hivers, quand les arbres seront nus, et les sols blanchis et adoucis par la neige ? Allez, c’en est fini pour les photos aujourd’hui, regardons le rapport.
Malgré leurs efforts, ils ne réussissent toujours pas à récupérer toutes ses communications. Elle n’utilise que très peu les emails, et la messagerie est sécurisée. Ils ont placé un pisteur sur sa ligne physique, et au moins ils parviennent à retrouver tous les sites internet qu’elle visite. Mais depuis que ces cons des services secrets se sont fait prendre, la plupart des pages web sont cryptées également. Je connais le site, mais pas ce qu’elle regarde en détail. Il faut vraiment être débile pour s’être laissé repérer. Les moutons sont tellement dociles normalement.
Enfin, parfois, une information incomplète est suffisante. Ils ont repéré qu’elle avait navigué sur « Expedia » et juste après, le site de la banque a été visité, un cours instant. Elle a réservé un voyage. Comme elle avait regardé le site de la Seoul Arena moins de 20 minutes avant, et qu’elle s’était aussi connectée à sa banque quelques secondes, le temps de rentrer un mot de passe, il n’y a pas besoin d’être devin. Elle part à Séoul pour un concert. Reste à savoir à quelles dates. Je parierai pour la mi-novembre. Il y a un show de Jung Kook. C’est ce qui se fait de mieux en carrière solo d’un ex-membre de groupe K-pop. Il chantera à domicile. C’est sur, c’est là qu’elle va. Il faut que j’arrange une surveillance sur place. Il faut que j’obtienne ses dates de vol également.
— Allez les Italiens. Il va falloir bosser.
Je sais, je fais dans le cliché. C’est juste une habitude de ma jeunesse. J’ai appris depuis à ne pas m’y fier. Les meilleurs sont rarement ceux qui viennent du sérail. C’est ceux qui ont dû faire leurs preuves qu’il faut embaucher. Ils ont les astuces et l’opiniâtreté, alors que les « fils à » n’ont que les ficelles qu’ils appliquent sans imagination.
Ce matin, mes flocons d’avoine ont une saveur particulière. Ma femme me force à en manger plutôt qu’une baguette beurrée. C’est bon pour ma glycémie, parait-il. C’est peut-être pas faux, mais avec les fruits d’automne c’est fadasse. Je ne le lui avouerai pas, mais c’est vrai que ça me va bien. Je n’ai plus de coup de barre à 10 heures, et aujourd’hui ça va m’être bien utile.
Je suis dans mon bureau et j’ai allumé mes écrans. Sur celui de droite, j’ai le suivi de toutes les opérations en cours. C’est un truc dont je suis très fier. Mes équipes me tiennent informée en permanence. Un truc que papa n’a jamais compris. Il a toujours cru qu’il fallait s’imposer par la force. « Une bastonnade c’est bon pour le moral de la troupe », disait-il à qui voulait l’entendre. C’est pour ça qu’il n’a jamais pu s’agrandir. Moi, je les tiens par la loyauté. Ils savent que je peux être dur, mais juste. Notre ligne de business n’est pas sans risque. Je dois bien accepter qu’il y ait des ratés une fois de temps en temps. Aussi, ils doivent avoir confiance pour m’en parler. On peut limiter les loupés, voir même affecter quelques ressources pour les rattraper si possible. Mais s’ils se taisent parce qu’ils ont peur de me dire qu’ils ont foiré quelque chose, alors je découvrirai tout trop tard. Ce n’est pas compliqué, mais il n’a jamais compris. À quoi ça sert de donner des chaussons en béton ? Ce serait au moins autant mon erreur que celle du collaborateur. Il n’aurait jamais dû se retrouver à une position de responsabilité engageant suffisamment de ressources pour justifier la sanction. C’est comme ça que je me suis mondialisé. Il faut bien faire confiance. En fait, je me concentre sur ça. Vérifier que je peux continuer de faire confiance. Pour le reste, je conserve mes petites opérations spéciales que je gère directement. Ça me garde en forme.
Sur l’écran du centre, je reçois les images des pisteurs de Séoul. X est dans le métro. Elle se rend à la Seoul Arena. J’avais raison ! C’est déjà la nuit en Corée, et il fait froid visiblement. X a un gros manteau, et un bonnet ; les mêmes que ceux que j’avais vus sur les photos d’elle sur le Mont-Royal ces derniers temps. Elle ne dépense pas pour sa garde-robe. Elle porte aussi ses lunettes rondes et rouges. Je les aime bien. Elles m’amusent. Ma femme ne mettrait jamais ça. Pas assez distingué. Elle a des idées très arrêtées sur comment une bourgeoise doit se vêtir.
Elle est partie au Haras de la Clairière à Rambouillet. On y garde deux chevaux. Je corrige. Elle y a deux chevaux, bien qu’un soit théoriquement le mien. Ça ne m’intéresse pas du tout, mais elle me dit que c’est indispensable pour maintenir notre statut. Franchement, heureusement qu’elle monte mon alezan aussi souvent que le sien, car sinon la pauvre bête ne quitterait pas beaucoup son box. Elle doit donc promener deux chevaux aujourd’hui, à moins que ce ne soit l’inverse. Dans tous les cas, c’est une bonne chose. Ça élimine les risques d’interruption.
X a fini par sortir du métro. J’avais vu juste. Il n’y a plus de doute, elle va au concert de Jung Kook. Son visage maquillé à la blancheur diaphane s’affiche à chaque tournant du couloir qui l’amène vers l’entrée de la salle. Quand je le vois, je pense toujours aux nobles de la période de la régence et à leurs perruques poudrées.
— C’est confirmé pour ce soir. Vous pourrez diffuser en direct. Mon équipe technique va vous contacter pour régler les derniers détails. Je compte sur vous pour nous faire de bons commentaires. Les abonnés vont être très nombreux.
— Bien monsieur. Ça va être incroyable une émission en direct d’un concert de Jung Kook. C’est une première. Ça va tout casser.
Sa voix de crécelle m’agace, mais on m’a dit que c’était le meilleur. Il connait tout sur ce chanteur. Pendant que les flics vont lui courir après pour le « vol de propriété intellectuelle », on aura le temps de faire disparaitre les preuves, tout en ayant engrangé un max. Il faut bien que cette petite opération rapporte quelque chose de temps en temps.
X est entré, et mes pisteurs aussi. J’en ai mis plus, car en Corée les concerts sont assis. Je ne disposais que de la zone ou X avait réservé, mais pas sa place exacte. En conséquence, j’ai dû couvrir. C’est ça qui m’a donné l’idée de la retransmission. Je vais avoir plein « d’yeux » qui ne vont pas pouvoir observer la cible. Autant qu’ils servent à quelque chose. Je n’aime pas gâcher. Elle s’assoit.
— Et merde. À croire qu’elle en a fait exprès.
Elle vient de prendre un siège à l’endroit ou je dispose du moins de surveillance. Les places étaient déjà réservées quand on a organisé l’opération. Enfin, on n’est pas au plus proche de la scène, ça devrait être plus facile. Les gens ne vont pas bouger. Juste écouter. Donc si j’arrive à arranger un ou deux axes de vue ça devrait suffire. Je regarde le plan de la salle et de mes yeux. Je devrais m’en sortir.
— 23 et 42 vous gardez le contact visuel. Les autres, vous vous concentrez sur le spectacle.
Il n’y a plus qu’à attendre. Je vais me faire un petit café. Ça va me faire patienter. J’aime cette sensation enfantine d’excitation à la mise en œuvre d’une opération. Je comprends papa finalement. Il n’a jamais voulu quitter le terrain. C’est vrai que je ne suis presque plus qu’un gestionnaire.
Le grondement de la machine qui moud les grains m’apaise déjà. C’est un peu bruyant, mais je l’associe à la bonne odeur à venir, à l’amertume que je vais bientôt déguster. C’est marrant comme on arrive à s’autoconditionner. Je ne sais pas si Pavlov en avait conscience?
De retour à mon bureau, la scène n’a pas beaucoup changé. La salle se remplit. Les messages défilent sur l’écran de droite. Je jette un œil.
— Bordel, qu’est-ce qu’il veut celui-là ? Que je lui tienne la main ? C’est sa dernière opération. Il n’a pas la carrure.
Un petit email au chef le secteur et ce sera réglé demain.
Tiens, ça y est. L’éclairage s’estompe. Très bonne définition malgré le manque de lumière. Ils sont doués en Tech ces Coréens.
J’ai mis la musique en sourdine. Je n’aime vraiment pas tout ce bruit. Je suis distraitement sur une fenêtre séparée les retours des techniciens qui font la diffusion en temps réels du concert. Pendant la première demi-heure, il ne s’est pas passé grand-chose, mais maintenant ils se battent. La maison de disque nous a repérés et elle tente d’interrompre la transmission. J’ai vu deux ou trois personnes de la sécurité qui cherchaient visiblement à localiser la source des images. Mais avec le nombre de points de vue différents et le régisseur qui fait des changements de plan en direct, ils s’y perdent. Ce qui m’amuse vraiment c’est l’excitation dans la voix des techniciens. C’est une chasse. Je ne comprends pas les détails de ce qu’ils se disent, mais j’ai suffisamment souvent assisté à une traque, aussi bien comme prédateur que comme proie, pour savoir de quoi il en retourne. Ils tentent de se cacher sous leur nez, de les attirer vers des culs-de-sac, de se rendre complètement discrets de temps en temps, ou de simplement courir plus vite que les poursuivants ne le peuvent. À les regarder/écouter s’exciter, j’en oublierais presque Jung Kook. C’est pour ça qu’on vit. L’adrénaline du chasseur.
Les commentaires de la diffusion en direct du concert sont très positifs sur les réseaux sociaux. Enfin d’après ce qu’en disent les systèmes de traduction automatique. C’est toujours compliqué avec des phrases très courtes de distinguer la entre une déclaration sincère et une ironique.
X, quant à elle, ne bouge pas beaucoup. Comme toujours, elle est concentrée sur la musique. Elle ne parait pas accorder d’attention au spectacle lui-même. Seule la musique l’attire. On peut se demander pourquoi elle vient au concert si en définitive ce n’est que le résultat final qui l’intéresse et pas la performance artistique. Ce n’est pas de la faute de Jung Kook. Les éclairages sont magnifiques et la salle a réagi par des exclamations il y a quelques minutes quand les faisceaux laser ont semblé transporter le chanteur au-dessus de la foule. Mais même là, X n’a pas daigné s’écarter de son tapotement des doigts qui accompagnent toujours la musique. Pourtant, j’ai failli perdre l’image tant les spectateurs s’agitaient sur leurs sièges, extatiques.
Je prendrais bien un autre café, mais je n’ose pas bouger de mon fauteuil. Je le sens, c’est pour bientôt. Enfin, ce n’est pas vraiment une intuition. C’est plutôt que j’ai bien écouté ce que m’ont dit mes conseillers. Ils ont interviewé de nombreux critiques musicaux. La source devrait être fiable. Franchement, ça ne changerait pas grand-chose que je regarde tout ça avec une heure de décalage. Je pourrais accélérer la vidéo pour ne pas subir cette attente, mais je sais aussi que je ne serais pas capable d’entreprendre quoique ce soit d’autre pendant que X est en plein travail. Après tout, c’est comme ça que je l’interprète, mais il se peut que je me trompe.
Le tempo de la salle vient de se modifier. X persévère dans son tapotement. Je vérifie sur le flux en direct du concert et sur les commentaires de l’expert. J’ai ma confirmation. C’est bien une chanson inédite. Personne ne la connait. Personne ? Enfin non. X continue à battre le rythme. Il n’y a plus de doute possible. Elle assiste toujours au concert lorsqu’un nouveau morceau est présenté au public pendant un show. Ça ne peut pas être de la chance. J’ai calculé les probabilités, et comme tous les chiffres, elles ne mentent pas. X sait, au préalable, quand un artiste va abreuver ses fans d’une nouvelle chanson. Et elle en est informée parfois plusieurs mois à l’avance, généralement plusieurs semaines. Au moins le temps d’organiser son déplacement.
Je suis trop agité pour rester assis. Finalement, j’ai mérité un café. Je sors de mon bureau et sautille jusqu’à la machine. Mes équipes seraient pour le moins surprises de me découvrir de la sorte. Ils pensent que je suis perpétuellement froid et contenu. C’est l’un des autres avantages de travailler de la maison. Je peux me laisser aller. Je n’ai à vraiment me contrôler que quand je rencontre mes lieutenants. J’avance, comme un boxeur, frappant dans le vide, toujours légèrement de biais. Je vais peut-être même me rendre au gymnase. Des mois d’attente sur ce projet, et tout se confirme. D’ici une semaine, cette petite lubie personnelle devrait devenir lucrative. Une fois de plus, je vais passer devant tout le monde et ils ne vont rien comprendre. C’est incroyable comme mes concurrents manquent de vision. Ils ne prennent jamais de recul. Ils se concentrent sur les évidences. Il y a tellement plus intéressant ! Bon, ce n’est pas tout ça, il faut que j’organise tout ça.
Je retrouve mon bureau ou le concert se poursuit. Les techniciens persévèrent dans leur fuite effrénée sur les réseaux. Ils m’ont expliqué que ce qui est difficile est d’atteindre simultanément la volatilité suffisante pour que les autorités ne puissent pas couper la source, tout en maintenant une stabilité suffisante pour que les spectateurs continus de recevoir la vidéo avec seulement quelques secondes de latence. Mais tout cela ne m’intéresse plus. Je fais disparaitre ces fenêtres.
— Vous terminez la surveillance jusqu’à ce que la cible sorte de la salle. Ensuite, opération minimum jusqu’à ce qu’elle embarque à Incheon dans deux jours. J’ai juste besoin d’être sûr qu’elle est bien dans l’avion.
— Bien patron. Je vous ferais un rapport quotidien dans l’interval, et une confirmation de l’instant de son embarquement.
C’est tout ce dont j’avais besoin, mais je ne serais pas surpris qu’il se débrouille pour m’obtenir la photo de l’instant où elle pénétrera dans l’Airbus. J’ai fermé la connexion et j’ai appelé Rémi. Vous ne me prendrez pas en faute. Ce n’est pas son vrai nom. Une référence à « sans famille » pour vous décourager de chercher.
— C’est pour cette semaine.
Je n’ai rien eu d’autre à ajouter. On se connait bien, et on en a parlé il y a quelques jours, quand j’espérais, mais que les probabilités n’étaient pas encore suffisantes à mon goût. On a de la chance, X a une amie d’enfance, une amie du Cégep, avec laquelle elle a gardé contact. Elles s’appellent presque toutes les semaines. Une heure à raconter des mensonges pour X et à se plaindre de son mari pour sa copine. X dit qu’elle travaille dans un cabinet d’avocat. J’ai vérifié. Elle n’a même pas essayé de se rendre crédible en se créant un faux profil sur Linked In. Ce n’est clairement pas professionnel ! En même temps, elle n’a pas mis son véritable métier non plus. Je reconnais que ce ne serait pas simple. Comment devrait-on l’écrire ? Pour les impôts, elle est commerciale, apporteur d’affaires.
Toujours est-il qu’elle ne rentre pas directement de Séoul à Montréal. Elle s’arrête quelques jours à Paris pour voir sa copine. Et ça nous donne de magnifiques opportunités. C’est une chance. Paris c’est vraiment le plus facile pour moi.
« Merci Papa. »
C’est là qu’il a commencé le business familial, ça reste l’endroit où je dispose des équipes les plus rodées et, où mes installations sont le plus propices. Je vous ai dit que je possède le Hara de la Clairière, où ma femme garde les chevaux ? Enfin pas sous mon nom, mais il m’appartient néanmoins.
Donc le plan est le suivant : X visite sa copine quelques jours, et on la kidnappe pendant son trajet pour l’aéroport. On enverra un message comme quoi tout va bien, et on profitera d’une semaine avant que la copine ne tente sérieusement de la joindre. Mais même quand elle s’alarmera du manque de réponse à ses appels, et qu’elle se mettra en rapport avec les autorités, avec la distance, c’est l’enterrement du dossier, direct ! Même si quelqu’un au Canada se soucie finalement de son absence et se rend à la police, ce sera une disparition inquiétante, mais ils ne pourront pas à faire grand-chose. Avant qu’ils ne pensent à contacter les aéroports et qu’ils obtiennent des réponses, on sera au cœur de l’hiver si ce n’est déjà à la débâcle.
Du coup, on aura un bon moment tranquille pour obtenir ce qu’on veut et faire disparaitre les traces.
Pour certaines opérations, les « yeux » peuvent devenir gênants. Le kidnapping en fait partie. Aussi n’ai-je que le rapport de Rémi pour celui de X. C’est un professionnel, il a bien fait les choses.
X a quitté le domicile de sa copine avec pas mal de marge pour prendre son avion. Elle avait réservé un Uber d’après les communications de son téléphone. Heureusement que l’équipe de Montréal avait réussi à installer un mouchard quelques semaines plus tôt. Sinon ça aurait été beaucoup plus compliqué.
Ces applications sont prévues pour que tout se déroule sans intervention humaine. C’était bien plus simple quand on appelait verbalement une compagnie pour commander un taxi. D’une part, on pouvait infiltrer la centrale de réservation pour obtenir les détails nécessaires. D’ailleurs, j’y maintenais toujours un ou deux informateurs. Mais surtout, il suffisait de bloquer les taxis qui arrivaient dans la rue et d’y substituer le nôtre à la place. Le tour était joué, le client confiant montait dans notre taxi, directement vers sa geôle personnalisée.
Ici, nous avons reçu l’immatriculation du véhicule et, fort heureusement, un tracking de sa position. En quelques secondes, Rémi a mis en place un car-jacking. Nous avons intercepté la voiture avant qu’elle n’arrive à destination. C’est finalement assez pratique, mais ça nécessite d’impliquer un chauffeur innocent que nous devons immobiliser pendant au moins une heure. Plus tard, il ira déposer plainte à la police, le véhicule sera recherché… Plein de complications qui s’avéraient inutiles à l’époque des taxis.
Enfin, X est montée dans la voiture qui s’est engagée sur la route de l’aéroport. Nous avons simulé une panne et notre chauffeur a indiqué qu’il appelait immédiatement un collègue pour que X ne soit pas en retard pour son avion. Dès qu’X s’est assise à bord de notre nouveau véhicule, nous avons pu l’endormir et l’amener à destination.
L’équipe de Rémi a procédé à l’échange. La mule a pris la place de X et l’Uber a repris sa route vers l’aéroport. Un bon choix. Avec sa perruque et le maquillage, elle ressemblait vraiment à X. Elle avait bien nettoyé le mascara qui avait coulé ce matin et ses yeux n’étaient plus rougis par les pleurs.
J’ai du mal à comprendre ces hésitations de dernières minutes. C’est pourtant elle qui avait accepté de servir de mule. Mais quelques heures plus tôt, quand il avait s’agit d’ingérer les boulettes de poudre, elle avait paniqué. Elle imaginait déjà l’un des sacs éclatant, son contenu se répandant dans son ventre, et la tuant d’overdose en quelques minutes.
Si elle avait su qu’elle ne transportait que de la farine ! Enfin, la poudre blanche n’est que de la farine. Il y a, dissimulé à l’intérieur, des diamants suffisamment gros pour avoir une réelle valeur, mais malheureusement devenir reconnaissable sur le marché. Mais aussi suffisamment petit pour qu’ils n’apparaissent pas dans les bases de données mondiales. Ainsi, changer de continent me permet de ne pas trop les déprécier pour la revente. Bien sûr je ne pouvais pas lui dire ça. Il reste bien plus sur qu’elle pense transporter de la drogue.
Notre chauffeur l’a amené jusqu’au terminal 2E pour l’enregistrement. Il a validé la fin de la course auprès d’Uber. Le malheureux partenaire d’Uber sera quand même payé pour cette course. Ce n’est que justice, il est demeuré dans la voiture tout ce temps-là. Invisible dans le coffre, mais présent tout de même. Et puis, tout travail mérite salaire, qu’il soit actif ou passif. Ils ont quitté l’aéroport et sont partis vers le nord, pour la filière normale des voitures volées. Sur une station d’autoroute, mon chauffeur a abandonné notre invité dans un coin sombre, mais sécurisé pour qu’il finisse d’éliminer la drogue tranquillement. Il n’y a pas de danger jusqu’à son réveil.
Pourquoi prévoir une mule pour se substituer à X, me direz-vous ? Un passager qui ne se présente pas à un vol n’a jamais déclenché d’alerte. C’était bien plus simple que notre opération. Pourtant elle a plusieurs avantages. La mule a embarqué en tant que X et va entrer au Canada sous une autre identité. Le lieu de disparition de X sera donc quelque part au-dessus de l’Atlantique, ce qui devrait fortement compliquer toute velléité de recherche, les coopérations internationales restent rares et particulièrement lentes. Ainsi, cette méthode devenait préférable et j’avais besoin de quelqu’un pour prendre ce rôle. Il se trouve que je suis économe. Pourquoi deux personnes alors qu’une suffit ? C’est même écologique. Un seul vol, un seul siège. Beaucoup moins de CO2 dans l’atmosphère.
***
X se trouve maintenant dans une cave secrète du Hara de la Clairière. Vous ai-je dit que j’en suis le propriétaire indirect ?
Les travaux de rénovation des boxes se sont avérés très utiles. Le gérant m’en était reconnaissant, car il considérait l’investissement nécessaire pour attirer une clientèle plus aisée, mais il n’en avait pas les moyens. Je n’ai pas d’inclinaison particulière pour la cruauté animale, mais, les oreilles de ma femme n’étant pas à portée, je peux dire ce que j’en pense vraiment. N’importe quel hangar suffirait pour des canassons. Pourtant, les propriétaires présentent des attentes assez farfelues pour leurs chevaux. Alors que, soyons clairs, la plupart sont comme moi. Ils n’en ont cure. C’est symbolique plus qu’autre chose. Peut-être est-ce là l’explication de l’extravagance des demandes ? Quand il n’y a pas réellement d’autre but que de montrer sa richesse, pourquoi ne pas devenir ostentatoire ? Je n’aurais jamais pu me reconvertir dans le business légal. Je ne saisis pas suffisamment mes contemporains. Parfois, j’ai un éclair d’entendement, mais je ne suis jamais sûr de mon fait. Peut-être que je me berce d’illusions. Enfin, l’avantage de ma ligne de métier c’est qu’on demeure sur des fondamentaux de l’humanité et tout le monde en a identifié les ressorts depuis bien longtemps, même si certains dédaignent à l’admettre.
Sur mes écrans, X gigote sur le sommier qui lui sert simultanément de lit et d’entrave. Je répugne à la violence physique, mais je suis aussi parfaitement conscient de son utilité. X ne parlera pas tout de suite. Elle entend garder son secret, ou peut-être refuse-t-elle tout simplement de se laisser intimider. C’est une femme indépendante et elle entend le rester. Je pourrais la maintenir prisonnière pendant le temps nécessaire à sa coopération. Mais il me semble bien plus humain de faire appel à la violence physique pour accélérer le processus plutôt que d’accepter la couardise de ne recourir qu’à la torture psychologique. Parce que, reconnaissons-le, un enlèvement, même sans brutalité, est une violence psychologique.
J’emploie de temps à autre un expert en sur le sujet. Sa santé mentale m’inquiète parfois, mais mes contrats ne comprennent pas d’assurance médicale, enfin pas pour ce type de blessure. Ne me prenez pas pour un patron sans scrupule. J’aiderais bien évidemment Rémi s’il devait recevoir une balle, et il le sait.
Il y a longtemps, on l’aurait appelé un bourreau, ou un inquisiteur si l’on remonte encore plus loin. Je préfère ce dernier terme dans l’idée d’investigation qu’il dégage, qu’on ne retrouve pas dans le premier. Mon inquisiteur recherche des informations. Il n’a que rarement vocation à uniquement punir. Dans le cas de X, c’est bien sa capacité à la faire parler qui m’intéresse. Du haut de son expertise, il m’a indiqué ce matin que compte tenu de la nuit passée par X, il lui faudrait trois jours de préparation pour qu’elle soit pleinement coopérative. Je me rendrais donc sur place jeudi. Je tiens à recueillir moi-même les secrets de X.
Ces trois jours d’attente vont être difficiles pour moi. Je n’arrive pas à me concentrer quand un interrogatoire important est en cours. Je me suis préparé un programme de détente. Heureusement que les opérations courantes sont calmes. La mule a été relâchée, le chauffeur d’Uber a déposé plainte, mais il n’a rien à dire à la police. C’est magnifique le GHB. Et mes lieutenants gèrent toutes les autres opérations de routines. Même Rémi va prendre quelques jours de repos, après ce kidnapping réussi.
Cet après-midi, je vais me promener, faire les magasins. Il parait que ma femme n’a plus rien à se mettre. Je n’en crois rien, mais j’aime lui faire plaisir. J’ai réservé de bonnes places pour une pièce de boulevard ce soir. C’est une tradition entre nous quand nous décidons de nous accorder un moment. Demain, on fera une randonnée en forêt. Je l’ai convaincu de la faire à pied, plutôt qu’à cheval. Passer maintenant au Hara serait trop difficile. Et jeudi matin, je fais venir le masseur. Ça m’aide toujours à me calmer. J’aurais besoin de ça pour l’après-midi.
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Le masseur a fait des merveilles. Je me suis agité toute la nuit, mais après une heure et demie passée entre ses mains je me sens complètement délassé. Il possède un sens extraordinaire pour l’équilibre entre la douceur et la fermeté. C’est exactement ce dont je vais avoir besoin cet après-midi. X est prête, il me faudra aussi de la douceur et de la fermeté. La phase de violence est normalement terminée. On la laisse se reposer un peu pour qu’elle puisse fournir des explications complexes. Je ne doute pas que son organisation le soit. Il ne s’agirait pas qu’elle se trompe ou reste imprécise juste parce qu’elle est épuisée.
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Les romans parlent toujours de l’odeur de la peur. C’est de la paresse intellectuelle. Ça n’existe pas, ou plus précisément l’homme n’est plus capable de la sentir. Je suis rentré dans un bon nombre de salles d’interrogatoires ces 30 dernières années. On y repère tout de suite l’aigreur de la sueur, l’acidité de l’urine et couramment le souffle putride des excréments. Avec de l’expérience, on détecte souvent une émanation métallique caractéristique, celle du sang, même si le détenu a été nettoyé. Mais touce ceci pourrait n'être qu'un club de boxe. Toutes ces effluves sont présentes ici, mais je discerne aussi l’odeur plus végétale du crottin de cheval. La geôle se trouve sous les boxes, et malgré une propreté éclatante, l’environnement se fraye un chemin. X pourrait se servir de cette information. Encore qu’avec toutes les vapeurs de produits d’entretien, il faille un odorat particulièrement entrainé pour le reconnaitre. Dois-je remercier ma femme et les cours d’œnologie qu’elle m’a imposées, ou tout simplement le fait que je sache où l’on est ? J’aimerais à croire que j’ai développé un sens supérieur à la moyenne, mais je dois lutter chaque jour pour ne pas me bercer d’illusions. Les biais de confirmation sont si difficiles à éviter.
X me dévisage. Elle me passe en revue comme si c’était moi qui étais attaché à cette chaise. Elle observe ma physionomie, mes vêtements, ma démarche tandis que j’avance vers elle. Quel regard acéré ! Je ne l’avais jamais remarqué à ce point sur les vidéos que j’étudie depuis des mois. Elle a noté mes chaussures de cuir souple, la ceinture noire sur mon pantalon de coton, le polo qui se tend un peu sur mon ventre. Je pense qu’elle a même relevé mes mains manucurées.
Elle sait que je ne suis pas là pour la frapper, mais pour l’interroger. Pourtant, elle semble déplacée ici. Elle ne fait pas partie de mon univers. Je ne sais pas comment elle fait pour obtenir tous ces succès, pour fournir des hits sur mesures pour toutes les stars mondiales de la pop, mais tout d’un coup j’ai le sentiment que ce n’est pas une affaire maffieuse. Si elle était à la tête d’un réseau, elle serait consciente de la conclusion. Ça ne semble pas être le cas.
Elle n’a pas non plus l’apparence de la pègre financière. Ces ripoux de l’argent croient que parce qu’ils ne recourent jamais à la violence physique, ils se tiennent au-dessus de mon domaine d’activité. Je vous l’ai déjà dit. Je ne goûte pas à la violence, mais elle est parfois moins brutale que la torture mentale. X n’appartient pas à ce monde non plus. Elle ne réaliserait peut-être pas la conclusion, mais elle évaluerait les couts, alors qu’elle semble juste s’interroger, ne pas comprendre pourquoi elle est là.
Je m’assois sur la chaise non loin d’elle. Tâchons de rester urbains. Il n’y a pas de raison de l’incommoder en tournant autour d’elle. C’est une manie que je laisse à mes équipes. Je préfère paraitre doux dans ces circonstances. C’est pour ça que j’aime que le travail de préparation ait été bien fait.
— Bonjour. Je suppose que votre séjour parmi nous n’a pas été des plus plaisant et je le déplore. J’ai néanmoins besoin de quelques réponses que vous auriez rechigné à me donner.
X a écarquillé les yeux, mais n’a pas autrement réagi.
— C’est en fait assez simple. Je veux savoir comment vous réussissez à fournir des hits à tous les chanteurs. Ne me dites pas que vous les écrivez, il n’y a pas d’artiste avec ce taux de succès.
— Je suis juste en contact avec les maisons de disques.
— Oui, c’est votre vecteur pour fournir vos services. Ça n’explique pas comment vous arrivez à le fournir.
X s’interroge. Elle ne répond pas de suite, mais sa bouche manque de s’ouvrir plusieurs fois. Elle ne parvient pas à décider du point de départ. Je le savais. Ce n’est pas une banquière, elle aurait déjà parlé d’argent.
— Il va me falloir une réponse.
— Que vais-je devenir, me demande-t-elle ?
— Ce n’est pas ma question, mais je comprends votre souci. Je suis magnanime et j’accepte de vous en dire un peu plus avant même que vous m’ayez répondu. En fait, il y a plusieurs possibilités. La plus courte est que vous refusiez de répondre, je quitterai alors la pièce, et l’une de vos connaissances récentes viendrait me remplacer. Ni vous ni moi ne le souhaitons.
Elle a tressailli à la simple évocation de la menace. Je vous le confirme. Le travail a été bien fait.
— Pour le reste, en considérant que vous me répondiez, tout dépendra de votre coopération. Je n’ai pas d’intérêt particulier dans votre personne. Seule votre méthode m’intéresse. On pourrait donc même envisager une coopération future. Qui sait ? J’ai, parait-il, un don pour m’entourer de talents particuliers. Peut-être en faites-vous partie. Mes collaborateurs m’ont toujours trouvé juste. Nous pourrions donc trouver un accord. Mais pour cela, j’ai besoin de savoir.
Je parle toujours lentement. Ce n’est pas une affectation de langage comme les politiciens. C’est qu’il m’est indispensable de bien observer mes interlocuteurs pour comprendre ce qu’ils ressentent à mes mots. Sur cette petite tirade, j’ai décelé l’acceptation de la soumission. Ça va être simple.
— Vous me laisserez m…
— J’avais parlé d’une option ou vous me répondiez. Ma question attend toujours.
X a balbutié un instant, hésitante, mais chose étonnante, elle paraissait décidée à parler. Elle ne se recroquevillait plus sur elle-même pour s’abstenir de tout dévoiler. Non, elle semblait juste ne pas savoir comment s’expliquer. J’espère qu’elle n’est pas trop mentalement affaiblie. Il faut garder le bon équilibre.
Elle a fini par se reprendre.
— C’est grâce à pi.
Je dois dire qu’elle m’a surprise. Elle s’est arrêtée là comme si l’explication était suffisante.
— Il va falloir élaborer. Qui est pi ?
— Ce n’est pas quelqu’un.
Elle a même souri, comme si ce que j’avais dit était légèrement ridicule.
— Je parle du nombre pi. C’est lui qui contient les musiques. Je n’ai qu’à les trouver à l’intérieur.
J’ai dû me battre un instant pour ne pas montrer ma surprise.
— Expliquez-moi cela, car pour le moment vous ne m’avez pas vraiment répondu. Je ne sais toujours pas comment vous obtenez ces musiques.
Elle a inspiré un grand coup et s’est lancée.
— 𝜋 est un nombre infini et qui ne se répète jamais. Donc, il contient une infinité de suite de nombres, et ces nombres peuvent représenter des notes de musique. Je ne fournis que la musique, jamais les paroles. Toutes les suites de nombres ne produisent pas de bonnes musiques, mais certaines le sont. C’est le cas de la plupart de celles qui suivent un nombre premier. Vous savez ce qu’est un nombre premier ?
— Oui, un entier divisible uniquement par un et lui-même.
— Oui, c’est ça.
Son visage s’est animé. Je pense qu’à ce moment-là elle était juste soulagée de pouvoir partager ce secret qu’elle portait depuis de nombreuses années.
— Prenons les décimales de 𝜋. 3,14159265358979… le premier nombre, 3 est premier et il est suivi de 14 et 14 est un nombre qui résonne aux oreilles de tous les mélomanes.
— Comment ça ?
— BACH. C’est son nombre fétiche. Dans l’alphabet, le B, c’est la 2ème lettre, le A la 1ère, le C la 3ème et le H la 8ème. 2-1-3-8. Et si vous les additionnez, ça fait 2 +1 +3 +8 = 14 et il en a joué dans ces plus grands morceaux. Le Prélude et fugue n° 1 du premier livre du Clavier bien tempéré. Le sujet de la fugue est composé de 14 notes. Et à la mesure 14, ce même sujet a 14 entrées !
— Vous me dites que c’est une histoire de numérologie ?
— Non, pas vraiment. Il fallait un génie comme Bach pour écrire des morceaux appelant cette série, mais c’est ce qui m’a fait regarder plus loin. Le nombre premier suivant le 3 est le 5, mais la série 92653589 n’a jamais sonné juste. Pourtant, j’ai continué ce petit jeu, aimant à écouter une musique que personne n’avait composée. Et un jour, au-delà de la dix-millième décimale, juste après un nombre premier, une musique est sortie, douce, limpide. Curieuse, je l’ai joué en public dans un bar de Montréal, l’été quand ils ouvrent les terrasses. Ça a été mon seul succès musical. Avant cela, je n’arrivais à captiver mon auditoire qu’avec des reprises. Ça a été le déclic. J’avais une source de mélodie à succès. Je n’ai jamais souhaité la célébrité, aussi ai-je décidé de vendre « mes » morceaux en m’assurant de rester discrète. Depuis, je cherche les nombres premiers dans les décimales de 𝜋, et j’écoute la musique qui les suis. Il me suffit de sélectionner les meilleurs. Mais à vrai dire, je me demande même si c’est nécessaire.
X s’est tue. Ses mains ont tremblé. Son corps s’est affaissé, comme un ballon qu’on dégonfle. J’ai bien tenté de la faire parler un peu plus. J’ai exigé des détails sur ses méthodes pour trouver les nombres premiers et les décimales de 𝜋. Mais elle n’a que bredouillé des paroles sans grande signification. Il n’y a plus rien en elle. Finalement, je pense qu’elle sera soulagée par sa mort. Sa découverte semblait la consumer de l’intérieur.
***
Cette nuit encore, les chiffres ont défilé comme des moutons. Trois. Un. Quatre. Un. Cinq. Neuf. Deux. Mais ils ne m’ont pas apporté le sommeil.
Je n’aime toujours pas les mathématiques, mais je ne peux m’empêcher de les étudier. Comment un nombre peut-il contenir toutes les musiques du monde ? J’ai repris les activités de X, et les casques des banlieusards qui se rendent au travail, diffusent déjà trois de mes morceaux. Trois, c’est un nombre premier. Y a-t-il un message ? Vais-je atteindre les 5 ? Je dois atteindre les 5, les 7, les 11, les 13. Je ne peux pas m’arrêter alors qu’il reste tant à découvrir.